Conseil en Gestion de Crise

 

Source: www.ledauphine.com

Gestion de crise Lubrizol à Rouen

Après l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, la population s’inquiète des conséquences sanitaires et écologiques de cet accident industriel, et s’interroge sur la dangerosité du site. Nombreux sont ceux qui mettent en cause la gestion de crise de l’Etat qu’ils accusent de ne pas avoir été transparente et souhaitent mettre à jour les responsabilités respectives et obtenir réparation du préjudice subi.

L’INCENDIE

L’incendie a démarré jeudi vers 2h40 dans un entrepôt de l’usine Lubrizol à 3km du centre-ville de Rouen, en Seine-Maritime. L’incendie a provoqué de nombreuses explosions tout au long de la nuit, sans faire de victimes directes.

Plus de 200 pompiers ont été mobilisés pour éteindre l’incendie qui a été maîtrisé jeudi en milieu de journée.

L’USINE

Lubrizol, classée Seveso, seuil haut, fabrique et commercialise des additifs qui servent à enrichir les huiles, les carburants ou les peintures industrielles. Créée en 1954 sur les bords de Seine, elle emploie environ 400 salariés.

Cette entreprise appartient au groupe de chimie américain “Lubrizol Corporation”, lui-même propriété de Berkshire Hathaway, la holding du milliardaire américain Warren Buffett.

UN PRÉCÉDENT

En janvier 2013, cette même usine avait été à l’origine d’une fuite de gaz malodorant qui avait provoqué un nuage nauséabond qui s’était répandu jusqu’en Ile-de-France et en Angleterre incommodant des millions de personnes. En 2014, la société Lubrizol France avait été condamnée à une amende de 4 000 euros. En 2017, elle a fait l’objet d’une mise en demeure en raison de “17 manquements”.

LES MESURES MISES EN PLACE

Lubrizol a activé son Plan d’Opération Interne dès survenance du sinistre, la préfecture déclenchant de son côté le Plan Particulier d’Intervention.

Les autorités ont très vite évoqué l’absence de “toxicité aigüe” et conseillé jeudi matin aux habitants “de ne pas s’exposer inutilement aux fumées et de rester à l’intérieur autant que possible”.

Une cellule de crise a été mise en place à la préfecture qui a déclenché des sirènes d’alerte dans plusieurs communes pour prévenir les habitants.

Plusieurs établissements accueillant du public ont été fermés, comme les établissements scolaires (écoles, collèges, lycées) et les crèches à Rouen et dans onze autres communes avoisinantes. Les maisons de retraites ont fait l’objet d’une mesure de confinement.

Les transports en commun ont été suspendus jeudi. Une mesure “pas justifiée”, selon le préfet. Le service de transports a repris progressivement vendredi.

Les établissements scolaires des douze communes concernées par la pollution et d’une partie de Rouen sont restés fermés vendredi et ne vont rouvrir que lundi.

Le préfet a annoncé la mise en place du plan Polmar pour contrer les risques de pollution de la Seine.  Il a aussi demandé dans un communiqué aux agriculteurs de “ne pas récolter leurs productions”, de rentrer leurs animaux et de ne pas laisser ces derniers manger des aliments souillés par la suie.

Des recommandations ont aussi été adressées aux particuliers : il leur a été conseillé “de ne pas consommer de légumes et fruits du jardin qui ne pourraient être épluchés ou lavés de façon approfondie”.

La préfecture de Seine-Maritime a aussi publié samedi 28 septembre un arrêté fixant des restrictions de mise sur le marché pour les exploitations agricoles de 112 communes du département. Le lait, les œufs, le miel, les poissons d’élevages ainsi que les productions végétales et les aliments pour animaux sont concernés par cette interdiction. Les produits végétaux qui n’ont pas été récoltés avant le jeudi 26 septembre – le jour de l’incendie – ne doivent pas l’être, indique un communiqué de la préfecture. Quant aux récoltes qui ont potentiellement été exposées aux suies ou aux fumées, elles doivent être consignées.

LA POLLUTION

Un immense panache de fumée noire de 22 kilomètres de long et de 6 kilomètres de large lié à la présence “d’hydrocarbures” s’est formé suite à l’incendie. L’odeur de la pollution a été constatée jusque dans le Nord et en Picardie, ont indiqué les préfectures de la Somme et de l’Aisne dans un communiqué. Le nuage a atteint la Belgique 5 à 6 heures après le début du dégagement des fumées, selon le centre de crise de Wallonie et atteint les Pays-Bas.

Des galettes d’hydrocarbures ont fait vendredi leur apparition sur la Seine à Rouen. Le directeur de cabinet du préfet de Normandie a ordonné leur ramassage.

Sur la présence d’oiseaux morts à proximité du site, le préfet a indiqué à Paris-Normandie ne pas avoir eu connaissance de tels événements. “En revanche, je peux vous dire que si un oiseau est passé dans le nuage de fumée, il y a de fortes chances pour qu’il soit mal en point. Si j’avais mis l’un de mes pompiers dans le panache, sans protection, il est évident qu’il serait au plus mal lui aussi. Comme toute fumée d’incendie, le nuage de fumée n’était pas sain”.

Le préfet a rappelé que le nuage de fumée “ne présentait pas de toxicité aiguë“.

De son côté, la ministre de la Santé Agnès Buzyn à Rouen vendredi soir a déclaré : “La ville est clairement polluée” par les suies. “Si on voit des galettes de goudron sur les plages, on demandera aux enfants de pas les toucher (…) Eh bien c’est la même chose ce que nous demandons aux riverains aujourd’hui, c’est-à-dire de nettoyer ces suies, ces saletés, visuellement très repérables, à prendre des précautions notamment en mettant des gants”, a ajouté la ministre qui s’exprimait aux côté de la ministre de la Transition écologique Élisabeth Borne.

LES CONSÉQUENCES

La préfecture a présenté samedi des résultats d’analyse ne démontrant pas de détérioration des mesures par rapport à la situation habituelle.

L’inquiétude se fait néanmoins ressentir parmi la population. De nombreuses personnes ont été incommodées par l’odeur “très entêtante” entraînant parfois des vomissements. Certains se sont plaints d’irritation à la gorge.

Le bâtiment de France 3 à Rouen a été évacué vendredi en fin de matinée, des salariés présentant des signes de nausées et de vomissements”

LES RÉACTIONS

EELV, LFI et le PCF ont déploré vendredi le manque de transparence sur cet accident industriel critiquant le déficit de consignes et d’information de la population par les autorités sur les possibles conséquences sanitaires.

Pour nombreux élus, Lubrizol est le plus important accident industriel en France depuis AZF à Toulouse en 2001.

L’association écologiste “Robin des bois” voit dans les suies un “problème diffus mais majeur”. Elle redoute “des eaux polluées qui vont aboutir ou bien dans la Seine ou bien dans la station d’épuration”, selon son porte-parole Jacky Bonnemains qui s’inquiète par ailleurs des conséquences sanitaires liées au  rejet dans l’atmosphère de benzène, de plomb, de soufre et d’amiante.

LA RECHERCHE DE RESPONSABILITÉS

Huit particuliers ont annoncé leur intention de porter plainte contre X avec constitution de partie civile, pour “dommages corporels” et “manquement à l’obligation de sécurité”.

Plusieurs députés ont également demandé l’ouverture d’une enquête parlementaire et à ce que Lubrizol indemnise les habitants. “On réclame plus de transparence, plus de concret et qu’on fasse appliquer le principe pollueur-payeur sur un accident majeur de cette nature” a déclaré Christophe Bouillon, député PS de Seine-Maritime qui demande la mise en place d’un décret de catastrophe industrielle “pour que les particuliers et les professionnels (agriculteurs, commerçants, etc.) puissent enclencher des procédures d’assurance”. Il évoque le préjudice moral et d’image  pour la ville de Rouen et les activités économiques qui s’y déploient. “On est face à un événement industriel majeur (…) Il n’est pas normal que Lubrizol s’en sorte avec une déclaration minimum”.

Enfin, une enquête pour déterminer l’origine de l’incendie , pour l’heure “inconnue”, a été ouverte par le parquet de Rouen qui a  d’ores et déjà débuté ses investigations.

LA GESTION ET LA COMMUNICATION DE CRISE

La gestion de crise des autorités administratives

De nombreux commentaires rapportés par Francetvinfo décrient la communication de crise des autorités. “Il a fallu quand même attendre trois jours pour obtenir un certain nombre d’informations et à chaque fois, c’est à la demande insistante, à la fois des habitants et des élus. Les élus ont fini par être réunis parce qu’ils l’ont demandé” déclare le député Christophe Bouillon qui réclame par ailleurs que les résultats d’analyse donnent lieu à restitution par un tiers de confiance en capacité de les interpréter. Selon lui : “le tableau qui a été publié par la préfecture est illisible, je mets au défi quiconque de pouvoir l’analyser sérieusement”. Il souligne par ailleurs que l’échelon de proximité n’a pas été suffisamment associé à la gestion de crise “alors que c’est vers eux que se dirigent naturellement les habitants”.

Jeudi matin, après avoir pris de premières mesures de précaution (fermeture d’écoles, consignes aux habitants de rester chez eux), le préfet de Normandie et de Seine-Maritime a communiqué sur l’absence de “toxicité aiguë sur les principales molécules”, suivi par le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, pour qui il n’y avait “pas d’élément qui permette de penser qu’il y a un risque lié aux fumées”.

Une communication fortement nuancée quelques heures plus tard par le colonel des sapeurs-pompiers, même s’il assurait que la situation était “sous contrôle”. 

Dans un communiqué diffusé samedi, la CGT 76 et une dizaine d’autres organisations déploraient que la liste des produits qui ont brûlé n’ait “pas été communiquée”, de même que “les résultats complets d’analyse des fumées, de l’air, des résidus et de l’eau”. Les signataires accusaient également la préfecture de ne pas communiquer sur plusieurs points : une toiture amiantée partie en fumée ou encore la mort d’oiseaux et de poissons imputée à l’incendie (ce dernier point n’ayant pas été corroboré pour le moment).

Le préfet a en partie répondu à ces griefs lors de sa conférence de presse, samedi après-midi. Mais si le préfet a décrit “l’essentiel de ce qui a brûlé”, comme “des hydrocarbures, des huiles et des additifs chimiques pour huiles de moteur”, la composition chimique précise des éléments n’a pas été communiquée publiquement, ni par les autorités ni par la direction de l’entreprise. Les résultats d’analyses détaillées, avec le nom des produits recherchés et les lieux de prélèvement, ont par la suite été rendus disponibles sur le site de la préfecture.

L’avocat qui représente notamment l’association Générations futures a insisté sur franceinfo sur cette exigence de transparence. “On va demander à toutes les autorités publiques concernées de nous adresser les documents qui nous permettront d’être éclairés sur la situation exacte (…) afin de ne pas se laisser entrainer par les simples allégations des autorités publiques”, confie-t-il.

Les experts qui réalisent les mesures rétorquent qu’ils ne peuvent pas répondre de façon instantanée à la question de la toxicité des fumées observées. L’organisme Atmo Normandie qui analyse quotidiennement la qualité de l’air à Rouen en mesurant des polluants “classiques” présents de manière chronique dans l’atmosphère, comme les particules fines, le dioxyde d’azote ou encore l’ozone, a donc mené des mesures complémentaires à des endroits positionnés dans l’axe de la trajectoire du panache de fumée. Ces mesures, qui portent sur des polluants qui ne sont pas recherchés en situation normale, ne peuvent être faites en temps réel, “car faites en laboratoire de chimie”, ce qui implique des délais.

Les réseaux sociaux n’ont pas tardé à assimiler l’incendie de Lubrizol à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl au regard des errements rencontrés dans la communication.

La communication de crise de Lubrizol

On mesure à l’écoute des prises de parole de Frédéric Henry, président de Lubrizol, les ravages que peut provoquer une communication de crise mal maîtrisée sur le fond tout autant que sur la forme au point d’en devenir un cas d’école :

  •  “Je comprends très bien le désagrément et je comprends très bien que l’on soit très impressionné par ce qu’il s’est passé” (!)
  • Cette succession d’incidents (Mercaptan, 2013), était “une erreur, Malheureusement, ça a eu une ampleur très importante. Là, c’est peut-être une erreur, c’est peut-être autre chose.
  • “Nous sommes nous-même perplexes et les salariés aussi sont perplexes au vu du travail qu’on fait, de l’investissement, de notre culture sécuritaire.”
  • “”Nous avons tiré beaucoup d’enseignement des incidents du passé”. Cet accident “est très différent et on n’avait pas imaginé qu’un départ de feu se déclare dans cette zone-là où il n’y a pas d’activité, seulement du stockage. On est extrêmement étonnés“, 
  • “Le panache de fumée était particulièrement spectaculaire. Et moi, comme tous les habitants j’ai été impressionné donc je peux tout à fait comprendre qu’on puisse se poser des questions. Je ne dis pas qu’il y a des raisons de s’inquiéter pour la santé puisque les services de l’État et ATMO Normandie ont été extrêmement vigilants.” (!)
  • “Les priorités aujourd’hui pour l’usine, c’est de sécuriser le site. Il va falloir déblayer beaucoup de choses qui ont brûlé, il va ensuite falloir mettre en place un entrepôt et puis remplacer ce qui a brûlé. On sait que tout ce qui n’a pas brûlé est en bon état apparemment, donc c’est une bonne chose déjà, il y a quand même une bonne partie de l’usine qui peut fonctionner”

Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol, a de son côté réussi à humaniser tant soit peu sa communication :

  • “Je suis réellement embarrassée que notre activité économique ait eu cet impact-là sur la population. Je suis moi-même venue la nuit de l’incident, j’ai vu l’ampleur de l’incendie et j’ai pensé immédiatement aux habitants proches parce que c’était un incident d’ampleur”,
  • “C’est dur, d’autant que nous faisons des efforts sans relâche sur la sécurité, nous et les salariés”,
  • “Autant la gêne peut être comprise, l’inquiétude peut être comprise, mais parfois des commentaires vraiment à charge blessent les salariés de l’entreprise dans des moments comme ça où ils voient l’outil de travail qui disparaît.”
  • “On ne comprend pas mieux, mais ce n’est pas la préoccupation. Pour le moment, notre préoccupation c’est de sécuriser le site pour permettre aux salariés de revenir travailler dans les bâtiments.”

A suivre.